IX
— Docteur, dit Battle, j’ai une question pour vous ! L’oncle et le neveu s’étaient arrêtés chez Lazenby, au sortir de la clinique où ils avaient eu quelques minutes d’entretien avec Jane Barrett.
La vieille servante de lady Tressilian était encore très faible, mais ses déclarations n’en avaient pas moins eu toute la clarté souhaitable.
Elle avait expliqué aux policiers qu’elle venait de se coucher, après avoir pris sa quotidienne tasse de séné, quand la cloche de lady Tressilian s’était mise à tinter. Machinalement elle jeta un coup d’œil sur son réveil, qui marquait 10 h 25, puis, passant un peignoir, elle descendit. Entendant du bruit dans le hall, elle s’était penchée sur la rampe pour regarder.
— C’était, avait-elle dit, Mr. Nevile qui se préparait à sortir. Il mettait son imperméable…
— Comment était-il habillé ?
— Il avait son complet gris. Il paraissait soucieux. Il enfilait ses manches n’importe comment, comme quelqu’un qui s’en fiche ! Il est sorti en claquant la porte. Moi, je suis allée chez Madame… Elle était à moitié endormie, la pauvre chère femme, et elle ne se rappelait plus pourquoi elle m’avait sonnée ! Ça lui arrivait quelquefois… J’ai arrangé ses oreillers, je l’ai installée confortablement et je lui ai donné un verre d’eau fraîche…
— Elle n’avait pas l’air bouleversé ? Elle ne paraissait pas redouter quelque chose ?
— Non. Elle était fatiguée… comme je l’étais moi-même. Je bâillais tout ce que je savais ! Quand j’ai eu fini, je suis remontée à ma chambre et je me suis endormie tout de suite.
Ces déclarations, Barrett les avait faites avec un accent qui ne laissait aucun doute sur leur sincérité. Son chagrin, au surplus, était évident.
Battle avait longuement médité sur tout cela quand il annonça au docteur Lazenby qu’il avait une question à lui poser.
— Voyons cette question ! dit le médecin.
— Voici : à quelle heure pensez-vous qu’est morte lady Tressilian ?
— Je l’ai écrit dans mon rapport entre 10 h et minuit.
— Je sais, mais vous répondez à côté. Ce que je voudrais, c’est votre impression personnelle. J’ai dit : « À quelle heure pensez-vous qu’elle soit morte ? »
— Avis purement officieux, alors ?
— Naturellement.
— Eh bien ! pour moi, elle a été tuée vers 11 h.
— C’est bien ce que j’espérais vous entendre dire !
— Heureux d’avoir pu vous faire plaisir…
— Voyez-vous, expliqua Battle, l’idée que le crime ait pu se placer avant 10 h 20 ne m’a jamais plu. À cette heure-là, la drogue absorbée par Barrett n’avait pas encore eu le temps d’agir. Ce somnifère prouve que le meurtrier voulait frapper plus tard dans la nuit. Je dirais volontiers autour de minuit…
— C’est très possible, vous savez. Je dis 11 h, mais ce n’est qu’une opinion…
— En tout cas, ce ne pourrait pas être au-delà de minuit ?
— Non.
— Certainement pas après 2 h 30 ?
— Grands dieux, non !
— Alors, il me semble bien que Strange soit hors de cause. Je vérifierai ce qu’il prétend avoir fait après son départ de la maison. S’il a dit la vérité, il ne peut pas être coupable et nous nous occuperons de nos autres suspects.
— C’est-à-dire les autres héritiers ?
— Oui… Mais ce n’est pas tellement à eux que j’en ai ! Je chercherais plutôt quelqu’un qui a une fêlure…
— Une fêlure ?
— Oui, fit Battle, pensif, une dangereuse fêlure…
Quittant le docteur Lazenby, les deux policiers s’en furent au bac, lequel ramenait deux vigoureux gaillards, les frères Barnes.
Will et George connaissaient de vue tout le monde à Saltcreek et la plupart des gens qui y venaient d’Easterhead Bay. George se rappela tout de suite que Mr. Strange, de la Pointe-aux-Mouettes, avait traversé la veille au soir à 10 h 30. Il n’était pas revenu par le bac. Le dernier voyage, dans le sens Easterhead Bay-Saltcreek, avait eu lieu à 1 h 30 et Mr. Strange n’en était pas.
Battle lui demanda s’il connaissait Latimer.
— Latimer ? Un grand jeune homme, tout ce qu’il y a de chic ? Il vient de l’hôtel d’Easterhead Bay pour aller à la Pointe-aux-Mouettes ? Je sais qui c’est, mais on ne l’a pas passé hier soir. Il est venu ce matin à la Pointe-aux-Mouettes et il est rentré à Easterhead Bay au dernier voyage…
L’oncle et le neveu firent la courte traversée et se rendirent à l’hôtel d’Easterhead Bay, où ils trouvèrent un Ted Latimer qui ne demandait qu’à leur être agréable.
— Oui, dit-il, cet excellent Nevile est venu hier passer la soirée avec moi. Il y avait quelque chose qui l’empoisonnait, c’était visible. Il m’a raconté qu’il s’était chamaillé avec la douairière. Il m’est revenu aussi que, dans la journée, avec Kay, ça n’avait pas tourné rond, mais ça, bien sûr, ce n’est pas lui qui me l’a dit. En tout cas, hier soir, il était plutôt « groggy »… et, pour une fois, ma compagnie paraissait lui faire plaisir !
— D’après ce que j’ai compris, fit Battle, il ne vous a pas trouvé tout de suite ?
— C’est exact. Mais du diable si je sais pourquoi ! J’étais assis dans le hall. Strange m’a dit qu’il est entré et qu’il ne m’a pas vu… Ce qui s’explique, car il a dû regarder en pensant à autre chose… À moins qu’il ne soit arrivé au moment où j’étais allé faire quelques pas dans les jardins. Cet hôtel est parfait, mais il y a des minutes où ça sent terriblement mauvais ! Je l’ai remarqué hier, tandis que nous étions au bar… C’est sans doute quelque tuyau plus ou moins engorgé… Strange l’a remarqué lui aussi… À ce moment-là, c’était une infection… Au point que je me suis même demandé s’il ne s’agissait pas d’un rat crevé, pourrissant sous le plancher de la salle de billard !
— Avec Mr. Strange, vous avez joué au billard. Et ensuite ?
— Nous avons bavardé, nous avons pris quelques verres… et Nevile s’est aperçu brusquement qu’il avait raté le dernier bachot ! Alors, j’ai pris ma voiture et je l’ai reconduit. Je l’ai déposé il sa porte à deux heures et demie.
— Donc, Mr. Strange a passé toute la soirée avec vous ?
— Toute la soirée. Vous pouvez vous renseigner…
— Je vous remercie, Mr. Latimer, et je m’excuse… Nous devons nous entourer de tant de précautions !
Latimer se retira, souriant et content de lui, comme à son habitude.
— Je me demande, dit Leach après son départ, pourquoi vous apportez à vérifier l’emploi du temps de Strange tant de minutie puisque…
Le regard ironique de son oncle l’empêcha d’achever sa phrase. Deux secondes plus tard, il avait compris.
— Je suis bête ! s’exclama-t-il. Ce n’est pas Nevile qui vous intéresse, c’est l’autre !… Alors, vous croyez que…
Battle, cette fois, lui coupa la parole.
— Il est trop tôt encore, dit-il, pour faire des hypothèses. Pour l’instant, je ne désire qu’une chose : découvrir ce que Mr. Ted Latimer a fait hier soir. Nous savons que de 11 h 15 à… disons passé minuit, il était avec Nevile Strange. Mais où était-il avant ça ? Notamment à l’arrivée de Strange, qui ne l’a pas trouvé ?
Obstinés et patients, ils poursuivirent leur enquête, interrogeant les garçons, les barmen, les grooms. On avait vu Latimer dans le hall entre 9 et 10 h. Il était entré au bar vers 10 h 15. Mais à partir de ce moment-là et jusqu’à 11 h, on ne savait ce qu’il était devenu. Enfin, une petite bonne se souvint qu’elle avait aperçu Mr. Latimer « dans un des petits salons de correspondance, avec la dame norvégienne, la grosse Mme Beddoes ».
Battle insista pour obtenir une précision d’heure.
La fille dit qu’elle pensait que « c’était un peu avant 11 h ». Battle la renvoya là-dessus.
— Comme ça, c’est gagné ! conclut-il, la mine funèbre. Il était bien ici. Seulement, il ne tient pas trop à attirer l’attention sur ses relations avec la grosse dame, dont je ne m’avance pas en disant qu’elle est certainement fort riche. Nous n’avons plus qu’à nous rabattre sur les autres : les domestiques, Kay Strange, Audrey Strange, Mary Aldin et Thomas Royde. L’assassin est nécessairement parmi eux. Mais qui est-ce ? Si seulement je savais avec quoi elle a été tuée !
Il s’interrompit, puis, s’administrant une joyeuse claque sur la cuisse, s’écria :
— Ça y est, Jim ! J’y suis ! Je sais maintenant ce qui m’a fait penser à Hercule Poirot ! Nous allons vivement casser la croûte, et nous rentrerons à la Pointe-aux-Mouettes. Et, là, je te montrerai quelque chose !